Le secteur de la petite enfance bénéficie d’un cadre légal comprenant une obligation de professionnalisation et un système de contrôle par l’autorité de tutelle, la Protection maternelle et infantile (PMI), dont la pertinence et l’efficacité sont aujourd’hui remises en cause. La professionnalisation vise à assurer que les personnes en exercice sont détentrices de compétences nécessaires à la réalisation de la mission. Elle consiste à créer une adéquation entre compétences à déployer et objectifs visés dans la mission. La réglementation de ce secteur permet de garantir cette adéquation. Malgré cela, l’actualité montre les difficultés gravissimes. C’est la mort d’une enfant en juin 2022, au sein d’une micro-crèche, qui a ouvert le front médiatique relayant au grand public la situation catastrophique que vit ce secteur. Ceci pourrait relever d’un très malheureux hasard, mais les nombreuses alertes portées par les professionnels de ce secteur, depuis 10 ans, montrent la surdité profonde des pouvoirs publics. Cela dit, le récent rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS, 2022), commandité en urgence par le gouvernement, énonce parfaitement, mais trop tard, ce qui était connu et reconnu par tous les professionnels. La catastrophe était donc annoncée.
Comment en sommes-nous arrivés à cette situation ? Comment d’un ambitieux projet politique, le résultat des courses s’apparente à une braderie profonde d’un secteur au niveau de sa professionnalisation, de sa performance, dans un contexte de marchandisation ?
L’approche hygiéniste, fondatrice de la professionnalisation des crèches, a conduit à confier la garde des petits enfants à des professionnels de santé. La structuration et la professionnalisation des crèches sont nées d’une grande ambition politique de l’État français porté par « le grand projet sanitaire pour l’enfance », selon l’ordonnance du 2 novembre 1945 instituant la PMI. Cette ordonnance inscrit les établissements de la petite enfance sous la tutelle du Code de la santé publique (CSP). Son organisation est alors calquée sur celle de l’hôpital. Les crèches collectives deviennent de hauts lieux de conservation des enfants, tant les soins à prodiguer aux enfants et la « chasse aux microbes » sont dominants, car la mission prioritaire de ces établissements relève de la santé publique. Les bébés sont alors des « objets de soins », car la finalité du travail des professionnels de santé en exercice est de prodiguer les soins d’hygiène nécessaires à la bonne santé des enfants. La santé des enfants est alors comprise comme fondée sur la prévention de la maladie et la lutte contre la maladie [1].
C’est donc naturellement que les équipes sont alors composées de puéricultrices et d’auxiliaires de puériculture. Deux métiers sanctionnés par un Diplôme d’État (DE), dont le premier est d’un niveau de 4 année après le baccalauréat et le second infra-baccalauréat. Une mission sanitaire de haute importance est logiquement confiée à une équipe de spécialistes en santé : le contexte est clair et performant au regard de sa mission de l’époque. L’ouverture à la question éducative s’est faite au travers d’un long processus nourri grâce à la vulgarisation de travaux scientifiques tels que : Spitz concernant l’hospitalisme ; Bowlby concernant l’attachement ; Winnicott concernant le jeu et la créativité ; Piaget concernant les stades du développement ; Malher concernant le processus de séparation-individuation ; et plus récemment Rappoport concernant la bien-traitance.
L’introduction des jardinières d’enfants au sein des crèches, puis la création du Diplôme d’État d’éducateur de jeunes enfants (DEEJE) en 1973 (alors diplôme de pédagogue), ont été des points forts dans ce processus. L’entrée des psychologues, sous la forme de vacations, a été un véritable appui pour les Éducateurs de jeunes enfants (EJE) dans la mission éducative qui leur revenait au sein d’équipe paramédicales. En effet, malgré l’avancée des connaissances et l’évolution de la compréhension des besoins de l’enfant, les équipes sont encore majoritairement à dominante sanitaire. Les EJE peinent dans leur mission éducative, car leurs fonctions se confrontent en permanence aux exigences et contraintes sanitaires qu’incombent « la chasse aux microbes », qui est le cheval de bataille des professionnels de santé avec qui elles exercent. Le contexte se brouille au regard de l’évolution de la nouvelle mission éducative. Les EJE sont largement minoritaires dans la composition des équipes et incarnent à elles seules la pluridisciplinarité. Leurs moyens sont trop fragiles, car minoritaires, pour inclure une dimension éducative dans ce contexte sanitaire.
La question sociale fait son entrée officielle dans les missions des nouvellement nommés Établissement d’accueil du jeune enfant (EAJE), avec la promulgation du décret n° 2000-762 du 1er août 2000. La question socio-éducative devient alors un élément fort de la mission des crèches. Ils sont inscrits dans le Code de la santé publique (CSP). Il est ainsi fait obligation à toutes les crèches d’élaborer un projet social et éducatif [2]. Les jeunes enfants sont devenus des sujets au sein de la crèche. Les EJE dont le métier a évolué depuis son origine, sont les moteurs et les garants des questions socio-éducatives.
En 2000, le CSP définit la mission des crèches collectives ainsi « Les établissements et les services d’accueil veillent à la santé, à la sécurité et au bien-être des enfants qui leur sont confiés, ainsi qu’à leur développement. Ils concourent à l’intégration sociale de ceux de ces enfants ayant un handicap ou atteints d’une maladie chronique. Ils apportent leur aide aux parents afin que ceux-ci puissent concilier leur vie professionnelle et leur vie familiale. » [3] Malgré cette évolution, les équipes demeurent majoritairement sanitaires dans la mesure où la législation impose la présence d’un EJE par tranche d’agrément de 40 berceaux. La question éducative ne va alors pas de soi, comme le précise Laurence Rameau : « Lorsque l’on demande aux professionnels de définir ce qu’ils font réellement, ils mettent en avant la mission sanitaire de leur travail (veiller au bon développement et à la bonne santé de l’enfant), en ajoutant plus ou moins des axes éducatifs et, au mieux, créer la représentation d’un prendre soin éducatif qui donne une cohérence à leur travail » [4].
En 2007, un nouveau décret [5] vient modifier le CSP, en apportant des changements importants qui sont le moteur d’une dérégulation sans précédent : augmentation du taux d’accueil en surnombre ; diminution de la part du personnel encadrant possédant un Diplôme d’État (DE) ; fin du monopole des directions aux seuls DE paramédicaux. Il introduit également les micro-crèches. Ces structures bénéficient désormais d’une souplesse inégalée jusque-là. Si les EJE peuvent (enfin) diriger une crèche, les gestionnaires sans expérience avec l’expertise de la petite enfance, le peuvent également pour les micro-crèches, pour lesquelles, il n’existe pas d’obligation d’embauche d’un EJE ! Seuls des auxiliaires de puériculture, les accompagnants éducatifs de la petite enfance et des non qualifiés peuvent composer l’équipe. Et c’est ce qui se passe ! Si la mission socio-éducative des crèches est toujours d’actualité, elle est désormais totalement impossible à réaliser.
En 2010, le décret dit « Morano » [6] poursuit la dérégulation des crèches. Les structures d’accueil peuvent dès lors accueillir plus d’enfants en surnombre, le taux de personnel ayant une qualification supérieure est encore réduit et les micros-crèches voient leur réglementation allégée. Les équipes sont encore moins qualifiées et accueillent encore un plus grand nombre d’enfants. On marche sur la tête !
Enfin, en 2021, la loi d’Accélération et de simplification de l’action publique (ASAP) vient apporter de nombreuses modifications. Certaines peuvent être saluées, comme par exemple l’exigence pour les locaux des crèches, d’un nombre de mètres carrés minimum par enfant, la promulgation d’une charte nationale de l’accueil du jeune enfant [7] ou encore l’obligation pour les employeurs d’organiser et financer de l’analyse des pratiques. En revanche, du côté de la qualification de la professionnalisation, cette loi porte un nouveau coup de massue à l’exigence minimale de qualité attendue : possibilité, pour des auxiliaires de puériculture, d’accéder aux fonctions de direction, diminution du nombre d’EJE par établissement, simultanément à une augmentation de la capacité d’accueil des micro-crèches et, pour la première fois, la possibilité pour des mères et pères de famille ayant trois enfants, d’accéder aux fonctions d’EJE. L’expérience personnelle de la parentalité se substitue à l’expertise professionnelle. Cette dernière mouture législative atteint un point culminant dans la déprofessionnalisation des crèches et de la petite enfance, en réactivant l’archaïque idée reçue que la compétence n’est pas suffisante au profit d’une fibre naturelle.
Paradoxalement, à la poursuite de la dynamique de déprofessionnalisation, cette loi renforce la mission socio-éducative en en définissant très clairement les contours comme l’indiquent ces objectifs du Code de l’action sociale et des familles (art. L214-1-1) : « Veiller à la santé, la sécurité, au bien-être et au développement physique, psychique, affectif, cognitif et social des enfants qui leur sont confiés. Contribuer à l’éducation des enfants accueillis dans le respect de l’autorité parentale. Contribuer à l’inclusion des familles et la socialisation précoce des enfants, notamment ceux en situation de pauvreté ou de précarité. Mettre en œuvre un accueil favorisant l’inclusion des familles et enfants présentant un handicap ou atteints de maladies chroniques. Favoriser la conciliation par les parents de jeunes enfants de leurs temps de vie familiale, professionnelle et sociale, notamment pour les personnes en recherche d’emploi et engagées dans un parcours d’insertion sociale et professionnelle et les familles monoparentale. Favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes ».
Pour compléter le tableau, il est important de rappeler que les crèches sont concernées par la Directive services de l’Union européenne [8], qui dérégule ce secteur du point de vue économique. La libéralisation de ce « marché » a permis à des entreprises à but lucratif d’investir pour réaliser du bénéfice à partir de subventions de l’État [9]. La baisse d’exigence des qualifications des professionnelles de la petite enfance constitue alors un effet d’aubaine pour la rentabilité des crèches ! La boucle est bouclée, dans la mesure où la déprofessionnalisation et la Directive service forment un barrage à la mission sociale des crèches. La mission socio-éducative devient alors impossible.
Les inspecteurs de l’IGAS ont offert un porte-voix aux cris de détresse des professionnels de ce secteur. L’expertise et la légitimité des inspecteurs n’ont pu être balayées d’un revers de main par les pouvoirs publics. Depuis 2010 et le décret Morano, des collectifs de professionnels du secteur tel que « pas de bébé à la consigne », mènent en vain des actions régulières pour alerter les pouvoirs publics de la dégradation catastrophique de la qualité de mise en œuvre des missions des crèches et des risques encourus par les très jeunes enfants. Si depuis tant d’années, les alertes des professionnels du secteur n’ont pas été entendues, nous pouvons penser que c’est parce que les professionnels de ce secteur ne sont pas pris au sérieux. D’un point de vue politique, leurs expertises ne sont plus reconnues. Cette décrédibilisation est d’autant plus forte que les exigences législatives en la matière n’ont fait que baisser. Il est aussi troublant de constater que la dimension socio-éducative a été reconnue dans cette tendance à la dérégulation. Existe-t-il un calcul politique pariant sur la faiblesse de l’éducatif par rapport au paramédical pour ne pas entraver la marchandisation de ce secteur ?
En effet, simultanément au renforcement socio-éducatif des crèches, la qualification baisse à la même fréquence, selon l’équation suivante : 1 réforme = renforcement de la mission sociale + allègement des exigences de qualification des professionnels. Ces deux évolutions sont contradictoires et composent la « mission impossible » en matière socio-éducatif. Aujourd’hui, les EJE sont toujours les seuls travailleurs sociaux au sein des crèches, car ces dernières sont toujours sous l’égide de l’ordonnance du 2 novembre 1945 du code de la santé publique, et ils sont totalement absents des micro-crèches.
L’analyse de cette situation avait déjà été faite en 2014 dans un ouvrage rédigé sous la direction de Boris Cyrulnik [10], dont les propositions sont reprises aujourd’hui par les inspecteurs de l’IGAS, avec 7 ans de retard. Quand les politiques disent aujourd’hui qu’il manque 10 000 professionnels dans le secteur de la petite enfance, nous ne pouvons que constater que le problème n’est pas compris. Ce qui manque est une réforme profonde de la structuration des crèches. Si une diminution des ratios adultes-enfants est indispensable, revenir à une situation d’adéquation entre les métiers composants les équipes et les missions d’aujourd’hui est incontournable et urgent.